Conférence de Albert Jacquard
« Doué ou non doué, c’est quoi l’intelligence ? »
Mardi 11 octobre 2005 – Tours

Anne Vinerier :
Merci, merci Albert Jacquard d’être avec nous. Comme vient de le rappeler Alain, c’est un
prolongement, c’est une nouvelle rencontre, une rencontre qui se continue. Les apprenants ne sont pas
autour de la table, mais ils sont dans la salle, et nous avons prévu donc un temps de parole d’Albert Jacquard d’abord, ensuite des questions avec la salle. Et je sais que les apprenants ont préparé aussi des questions ; à leur tour ils pourront les poser tout à l’heure, ainsi que toutes les autres personnes.

Vous aviez dit Albert Jacquard, « j’aimerais que soit écrit sur les frontons des écoles : ici nous apprenons l’art de la rencontre ». Je crois que c’est cet art de la rencontre, vous nous avez introduit à cet art de la rencontre et nous allons continuer aujourd’hui dans ce sens. Je voudrais juste dire un petit mot d’une apprenante après la conférence de l’année dernière, il y a tout juste un an. Nadine qui a écrit : « le jour de la rencontre, quand monsieur Jacquard est venu nous parler, il m’a impressionnée. Je n’osais pas répondre à ses questions.
La conférence a commencé, les gens étaient à l’écoute des témoignages qui défilaient, et je me suis tout de suite sentie mieux.
Des questions étaient posées à monsieur Jacquard, il y a répondu très simplement, avec des mots que tout le monde peut comprendre. Il y a même rajouté un peu d’humour. J’espère qu’il y aura d’autres rencontres comme celle-ci, et que ça finira
par ouvrir quelques portes ».
C’est si joli ce texte, c’est parce que souvent les personnes qui réapprennent, et aujourd’hui on va poser la question à nouveau de l’intelligence, les personnes qui réapprennent ont souvent du mal à comprendre et à entrer en communication parce qu’il leur manque les mots pour parler. Les livres amènent aussi les mots, vous voyez le lien avec Livre Passerelle, avec tout ce travail que nous faisons tous ensemble. Donc nous allons continuer à ouvrir des portes avec monsieur Jacquard, sur la thématique de « doué ou non doué, c’est quoi l’intelligence ? ». Nous avons repris ce titre pour pouvoir
continuer à explorer cette question : quelques axes avaient été évoqués l’année dernière, je vais juste les redire, et puis monsieur Jacquard pourra repartir de ces questions pour les approfondir. Il y avait environ 6 axes qui avaient été traités.
Alors le 1er, qui est celui des généticiens, contre la théorie du don, doué pas doué, vous ne
croyez pas à l’intelligence innée. Est-ce que vous pourrez développer cette idée ? Qu’est-ce que ça veut dire réussir ? Sous l’angle de réussir, beaucoup de gens disent « oui, c’est bien beau, mais malgré tout, il y a quand même des gens qui ont des capacités puis d’autres qui en ont moins. Il y en a qui réussissent moins à l’école, comment cela se fait?». Est-ce qu’on peut être contre ce « doué pas doué », le don n’existe pas ; 1ère idée.
La deuxième idée que vous avez développée, vous dites souvent « il y a la part de la nature et la part de la culture ». On aimerait bien avoir le point de vue du social et de la culture. Comment la dimension de l’environnement joue sa part dans la construction de l’intelligence. Patrimoine génétique, part de l’environnement.
Et puis, vous avez aussi abordé la question de la communication, en plaçant le « je » et le « tu » dans la rencontre. La place du langage dans la communication. Quel lien faites-vous avec l’intelligence et la dimension linguistique, l’appropriation du langage ?
Et puis, vous avez dit aussi, et ce sera l’angle psychologique, « il faut être battant, il faut avoir de la volonté ». Et des apprenants avaient dit ça aussi : « pour réapprendre il faut être battant ». Mais certains ne sont plus en mesure de se battre. Alors la part de la nature, la part de l’aventure, mais la part de soi dans la construction de l’intelligence.
Et puis vous avez développé, et on aimerait bien vous entendre plus longuement là-dessus, d’autant plus que vous nous parlerez sans doute du livre que vous êtes en train d’écrire ; vous avez beaucoup parlé de pédagogie, vous avez même parlé de pédagogie de la rencontre, avec l’alternance des temps, c’est bien d’être à la fois professeur, d’alterner un temps d’élève et un temps de professeur. Je sais que dans la salle il y a un certain nombre d’enseignants. Alterner aussi les niveaux, alterner les 2 temps avec un système éducatif ouvert, avec des gens de tous les âges, c’est ce que les apprenants font lorsqu’ils réapprennent à l’âge adulte. Donc on aimerait bien vous entendre sur comment on peut
développer une école ouverte, et concrétiser ces idées sur une grande échelle, à l’école et à l’extérieur de l’école.
Et puis le dernier point que vous avez soulevé c’était avec l’expression d’une petite fille, de
solitaire à solidaire, de la compétition à l’émulation. L’intelligence ne se construit pas seule, on aimerait bien vous entendre un peu plus sur cette dimension politique, et les apprenants nous ont montré le chemin l’année dernière, en étant solidaires les uns des autres et en ayant une parole, pour essayer d’inviter d’autres à réapprendre.
Voilà en vrac les quelques points que nous aimerions approfondir avec vous.
Alain Fievez :
Je voulais préciser qu’en bon rebelle que tout chacun doit être, c’est pas parce qu’on a entendu dire « on aimerait bien vous entendre parler de… ». Je crois que l’important pour moi c’est que l’on aimerait bien vous entendre tout court ! Il parlera de ce qu’il aura envie de parler ! (Rires). Alors qui lit une histoire, c’est Dominique ? Vas-y !
Dominique Veaute :
Donc « l’agneau qui ne voulait pas être un mouton »1, sur le dernier point qu’on vient d’évoquer…
Depuis toujours on vivait dans ce pré, nous, les moutons. Depuis toujours le soleil se levait et se couchait sur nos
toisons. Pourtant un soir, un loup vint à rôder autour du troupeau. On aurait dû se méfier et se serrer les coudes.
Seulement voilà, depuis toujours, on vivait la tête baissée, occupés à brouter, alors on a continué ! Une nuit ce qui semblait impossible arriva. Le loup pénétra dans l’enclos et dévora le 1er mouton qu’il rencontra. Bon, après tout, celui-là était déjà très malade, alors… Alors le soleil se leva et se coucha sur nos toisons. La vie reprit son cours et l’on oublia vite ce pauvre mouton.
Cependant un jour, le loup revint. Il engloutit encore un mouton. Celui-ci, on ne l’aimait pas trop. Son pelage sombre faisait comme une tache au milieu du troupeau. Et puis, on avait toujours vécu la tête baissée, occupés à brouter, alors on n’a pas bronché.
Pendant 2 jours, le soleil se leva et se coucha sur nos toisons. On commençait à l’oublier, ce loup, quand il revint.
Cette fois, il s’attaqua au mouton à 3 pattes, à celui qui louchait et tua même une brebis et ses petits. Dans les rangs du troupeau, on commençait à s’inquiéter :
– Si ça continue, on va se faire dévorer !
– Ne craignez rien, les rassura le bélier. Le loup n’emporte que les plus faibles.
Depuis toujours, on vivait la tête baissée, occupés à brouter, alors on n’a rien changé. Mais quand le loup revint la fois suivante, c’est au bélier qu’il s’attaqua. Il le surprit dans son sommeil et l’emporta au plus profond des bois. Nous étions effrayés, désespérés, accablés… Qu’allions nous devenir sans notre chef ?
Soudain le plus jeune d’entre nous s’écria :
– Si nous ne faisons rien, le loup va nous dévorer les uns après les autres, jusqu’au dernier. Et alors il sera trop tard pour résister. Aujourd’hui, nous sommes assez nombreux pour lui tendre un piège. Au lieu de pleurnicher, battons-nous pendant qu’il est encore temps !
Aussitôt, le troupeau se rassembla. C’était bon d’être ensemble ! Toute la journée, nous cherchâmes un plan et quand la nuit arriva, nous avions trouvé. C’est vrai que le risque était grand… Mais après tout, il fallait bien se débarrasser de ce loup, alors ! Alors dans la douceur du soleil couchant, un agneau s’approcha du bois en faisant mine de
brouter. Comme prévu, le loup apparut. Et comme prévu, nous gardâmes la tête baissée sans broncher.
Soudain l’agneau, comme pris de folie, se tourna vers le loup, lui tira la langue et enchaîna avec les meilleures grimaces de son répertoire. Le loup, qui n’aimait pas que l’on se moque de lui, bondit sur ce mouton tout riquiqui. Mais il arrive parfois qu’un mouton rusé coure plus vite qu’un loup énervé… Et ce n’était pas terminé ! Les vieux, les jeunes,
même les éclopés, tout le monde se mit à narguer le loup, le faire courir dans tous les sens pour l’attirer jusqu’au bout du pré. Là, à bout de nerfs, aveuglé par la colère, le loup tomba dans le piège que nous lui avions tendu. Il disparut dans la mer et on ne l’a plus jamais revu.
1 JEAN Didier, ZAD. L’agneau qui ne voulait pas être un mouton. Syros jeunesse, juin 2004.
3
Et en exergue, les auteurs :
– « Quand ils sont venus chercher les juifs
Je n’ai rien dit
Car je n’étais pas juif.
– Quand ils sont venus chercher les communistes
Je n’ai rien dit
Car je n’étais pas communiste
– Quand ils sont venus chercher les syndicalistes
Je n’ai rien dit
Car je n’étais pas syndicaliste.
– Quand ils sont venus chercher les catholiques
Je n’ai rien dit
Car je n’étais pas catholique.
– Quand ils sont venus me chercher
Il n’existait plus personne
Qui aurait voulu ou pu protester… » (Applaudissements)
Albert Jacquard :
Quelle merveilleuse entrée en matière ! Car au fond, de quoi je voudrais parler pour
commencer ? Sur ce que nous sommes nous, les êtres humains. Qu’est-ce que nous avons de particulier ? Nous sommes des objets, comme tout le reste. Nous sommes faits avec des protons, des neutrons, des atomes, des molécules, comme tout le reste.
Mais nous avons quelque chose de particulier. Ce que la nature nous a donné c’est, il me
semble, par suite d’une erreur, par suite de mutation comme on dit en génétique, un cerveau étrange.
Un cerveau qui est environ 20 fois plus gros qu’un cerveau normal de primate. Les primates, vous savez les grands singes, orang-outang, chimpanzé, ont un cerveau construit par la nature, d’environ 7 milliards de petites cellules, qu’on appelle des neurones. Nous les hommes, il n’y a pas très longtemps, il y a 5 millions d’années (quand je dis longtemps, c’est par rapport aux milliards d’années du cosmos) il y a 5 millions d’années à peu près que des primates ont raté la construction de leur cerveau. Au lieu de
s’arrêter à 7 milliards ou 8 milliards, ils ont poursuivi la construction à l’état foetal  (comme un futur bébé) jusqu’à 100 milliards.
Alors naturellement ça tient de la place, et au moment de sortir de la maman, et bien on
s’aperçoit que le bassin de la maman n’est pas assez large. Alors le bébé ne pourrait pas passer, et c’est une catastrophe, l’espèce ne peut plus survivre. Alors elles ont trouvé un truc, ces mamans primates « homo » : elles font naître le bébé bien trop tôt, à 9 mois, à un âge ou il doit être tellement incomplet qu’il ne peut pas faire grand-chose. Si bien que ça pouvait être la fin de l’espèce, mais il se trouve qu’on est passé à travers les mailles de la sélection naturelle. Et on est toujours là. Mais le bébé humain qui naît, il est plutôt raté, c’est comme ça qu’il faut le voir. Peu de mamans chimpanzés en voudraient, il est
vraiment trop incapable.
Il se trouve que, ces 100 milliards de neurones, après la naissance, continuent à grandir et
surtout à envoyer des connexions les uns vers les autres. Un neurone tout seul, ça ne sait pas faire grand chose, mais un neurone qui se connecte à un autre neurone, etc. ça fait tout un réseau. Et ce réseau, dans notre espèce, aboutit à mettre en place au cours des 10 ou 15 premières années de la vie, environ 10000 connexions par neurone. Alors 100 milliards de neurones, 10000 connexions par neurone, vous faites la multiplication (le calcul est vite fait) : ça fait un million de milliards de connexions ! Là-dedans, il y a un million de milliards de connexions, c’est fabuleux, c’est formidable, et quand on dit « y’en a là dedans! » : on a raison, y’en a ! (Rires). Mais oui, un million de milliards.
Pour se rendre compte à quel point c’est un nombre énorme, j’aime bien quand j’ai à faire à des enfants, aviser un petit garçon ou une petite fille au 1er rang, et lui proposer de lui ouvrir la tête. Alors on ouvre, il est d’accord, je regarde ce qu’il y a dedans. Je trouve mes 100 milliards de neurones et mon million de milliards de connexions. Et je lui dis « quand tu es né, ces connexions elles n’étaient pas là.
Tu viens de les fabriquer au cours de tes – combien, tu as 15 ans ?- 15ans, ça fait 400 millions de secondes. Et là alors vous faites l’arithmétique : 1 million de milliards de connexions, fabriqués au cours de 400 millions de secondes ; on fait la division et on dit ça fait un rythme de 2 millions par secondes.
Regardez votre petit camarade, à chaque seconde « tac, tac, tac », il met en place 2 millions de connexions ! » C’est fabuleux, c’est incroyable !
Alors on me dit à ce moment là « mais vous, cher monsieur ? ». Alors oui, chez moi ça s’est un peu ralenti, d’accord… Mais disons qu’il en reste encore un million par seconde, ce n’est pas si mal !
Alors du coup, l’important c’est de comprendre à quel point nous avons mis en place, nous les êtres humains, un réseau extraordinaire, d’une richesse fabuleuse : c’est le cerveau humain. Naturellement, puisque tous les cerveaux sont pareils. Evidemment pas ! Étant donné que pour le construire il a fallu des informations, et ces informations elles étaient fournies par le contenu de ce qu’on appelle le patrimoine génétique : des informations qui ont été données par l’ovule et le spermatozoïde.
Mais il y a peu d’années, il y a 2 ans à peu près, on a été capable de compter le nombre
d’informations que reçoit un être humain, au moment de sa conception. Et on a été déçu, car on à moins d’informations que beaucoup d’autres espèces, on a moins de 40000 informations, c’est pas grand-chose. C’est ce qu’on appelle des gènes. Et du coup on se dit qu’on n’est pas très forts, mais on fait avec !
Toujours est-il que cela montre à quel point le cerveau qui est construit par un bébé, il n’est pas tellement fonction de ce qui lui a été apporté au moment de sa conception, mais surtout de tout ce qui lui arrive au cours de sa vie et dans le ventre de sa maman, et puis par la suite évidemment. C’est tout le problème de ce qu’on appelle « l’inné et l’acquis », c’est-à-dire de ce qui est venu de la nature et de ce qui a été peu à peu créé. Et naturellement cette création, elle a été en grande partie aléatoire, ça a été fait
un peu n’importe comment. Et puis ça a été peu à peu structuré par l’usage qu’on en fait.
Toujours est-il qu’on est devant un objet formidable : le cerveau humain. A ce moment-là, on se dit « mais à quoi ça sert ? ». Et bien ça sert, de toute évidence, comme on dit à être intelligent. Ça veut dire être capable de se poser des questions, ça c’est la grande preuve d’intelligence : se demander « pourquoi ? », se demander « comment ? ». On trouve aussi des réponses, on les invente, on invente des histoires comme celle qui vient d’être racontée : c’est une histoire inventée par des hommes. Et puis peu à peu, effectivement, on s’aperçoit que l’intelligence c’est vraiment bien pratique, ça permet beaucoup de choses, mais l’essentiel c’est que ça permette de construire un réseau non plus à l’intérieur de ma tête (c’est magnifique ce réseau à l’intérieur de ma tête, comme de celle de n’importe qui), mais ça nous permet surtout de créer un réseau avec les autres.
Et ce qui a été l’évènement décisif dans l’espèce humaine, ça a été la réalisation de moyens de constituer des communications avec les autres. Communication, ça veut dire mise en commun : je peux mettre en commun avec les autres. Tous les animaux peuvent faire ça, mais beaucoup moins que nous.
On a tous appris que les abeilles, par exemple, étaient capables de communiquer des informations. Quand une abeille rentre à la ruche, elle voit des petites copines, elles lui disent : « tu sais, dans telle direction, il y a des fleurs, elle sont à telle distance ». Alors naturellement elles ne lui disent pas ça avec mes mots, mais elles lui disent ça avec des danses, elles ont des moyens de transmission des informations.
Une information, nous aussi on peut en donner aux autres. Mais ce qu’il y a de plus important, c’est que nous sommes capables de dire aux autres, non seulement des informations, mais tout ce qu’il y a en nous de plus personnel, de plus intime. Des angoisses, des espoirs, le sentiment d’être heureux, d’être malheureux, d’être content, etc. Je peux le dire à l’autre, je peux lui faire comprendre, bien au-delà des mots d’ailleurs : pas seulement par des mots, par des grimaces, par des sensations quelconques. Je peux lui dire, lui exprimer des choses qui me sont profondes. Du coup, je crée un objet plus  complexe, plus performant que lui et que moi : « Il y a un objet plus riche que toi et que moi, cet objet c’est nous, à condition que ce nous ait une réalité ». Le « nous », ça veut dire un objet qui inclut à la fois l’un et l’autre, avec toutes les connexions possibles entre les deux.
Si bien que, ce que l’on peut dire, c’est que l’espèce humaine, grâce à son intelligence, grâce à sa capacité cérébrale, mais grâce surtout à l’invention du langage et de la communication, l’espèce humaine a été capable de réaliser ce que la nature n’avait pas fait. Un être multiple, qui peut devenir fabuleusement performant, quand il est capable de communiquer avec l’autre.
Donc la clef pour chacun d’entre nous, ce n’est pas d’avoir reçu de la nature des gènes qui nous font ceci cela, ou grand ou petit, ou noir ou blond ou peu importe, ça c’est que la nature nous donne.
L’important, c’est ce que nous nous donnons à nous-même, les uns avec les autres, pour devenir plus riche que soi. Je ne suis pas ce que vous croyez, ce que vous voyez : ce que vous voyez c’est un objet qui pèse tant de kilos, qui à telle couleur. Bon c’est ce que c’est, peu importe ! Mais ce que je suis vraiment, c’est la façon dont j’arrive à créer des contacts avec les autres. Le vrai Albert Jacquard, ne se définit pas par toutes les caractéristiques que l’on peut mesurer, il se définit par sa capacité à entrer en communication avec les autres. Par le langage, par la parole, mais aussi par toutes sortes d’évènements possibles.
Du coup, je me vois devant une définition de l’être humain ou l’important, c’est qu’il faut créer un réseau autour de lui. Finalement, chaque être humain est le résultat d’une métamorphose. Il a été créé par la nature (un ovule, un spermatozoïde, tout ça, ça a fait son travail), et puis le bébé qui naît, et puis le cerveau qui est construit. Et puis surtout, peu à peu, ce bébé va être pris en charge par toutes les interactions, avec bien sûr, d’abord la maman, et puis la famille, et puis tous ceux qu’il rencontre. Si bien que, il n’y a de définition de l’être humain, non pas comme être isolé, mais comme être participant
à une communication collective.
Et finalement, le mot « intelligence » que j’ai prononcé tout à l’heure, c’est un mot qui n’a guère de sens quand on parle de l’individu isolé. « Es-tu intelligent ? Est-ce que je suis intelligent ? ». Oui, la réponse est toujours oui, avec des difficultés plus ou moins grandes chez l’un ou chez l’autre. Alors là, il y en a un qui a beaucoup de mémoire, l’autre qui en a peu, il y en a un qui va vite, un autre qui est lent.
Mais ça n’a pas grande importance, l’important c’est le réseau auquel il participe. Et du coup, on ne peut plus définir l’intelligence de quelqu’un d’isolé, on ne peut définir que sa capacité à participer à une intelligence collective.
Dans cette vision là, ceux qui ici sont des enseignants, peuvent réagir en disant « mais c’est pas ça qu’on nous apprend à l’IUFM ! C’est pas ça qu’on nous demande de faire : on nous demande de savoir lequel de nos élèves est le plus intelligent et lequel l’est le moins». Ce qui est une question absurde ! Il ne faut pas répondre : je demande aux enseignants de ne jamais répondre à la question « quel est le meilleur de vos élèves ? ». Ca ne veut rien dire ! Bien sûr, il y en a un qui va plus vite, il y en a un etc. Ils ont tous leurs caractéristiques. Mais isolé, ça n’a guère de sens, c’est la capacité à participer
qui va être importante.
Alors vous avez à ce moment là, une vision d’une société qui… pour être lucide, pour être en harmonie avec ce que la nature nous a donné, et surtout ce que nous nous sommes donnés à nous mêmes.
Car ce que nous sommes, ce n’est pas seulement ce que la nature nous a donné, la nature elle a fabriqué des êtres humains il y a 500 000 ans, ou 100 000 ans, très proches de ceux d’aujourd’hui. Par conséquent, les cadeaux de la nature, elle a fait que l’on s’est relevé plus facilement, on s’est mis sur les pattes arrières : tout ça c’est des détails techniques. L’important, c’est que nous avons ajouté à la nature, la capacité de nous rencontrer. C’est nous qui l’avons construit.
Il y a un certain nombre de performances dont nous sommes capables, et qui sont
extraordinaires, mais on ne se rend pas compte à quel point elles sont extraordinaires ! Par exemple, la capacité à dire « je ». « Moi, je. Moi, Albert Jacquard, je crois que » : voilà une phrase qu’aucun animal ne peut prononcer parce qu’il ne sait pas qu’il est. Moi, je sais que je suis, parce qu’on me l’a appris. Pas parce que la nature me l’a dit, ce n’est pas la nature qui m’a appris à dire « je ». C’est la rencontre des autres : il se trouve que ma maman m’a dit « tu », elle m’a pris pour quelqu’un. Et puis mon papa est venu, et puis etc. Et la famille et tous ceux qui m’entouraient m’ont pris pour quelqu’un : c’est comme ça que je suis devenu quelqu’un.
J’ai été métamorphosé, moi qui n’était qu’un bébé avec ces neurones et ces machins ; j’ai été métamorphosé en une personne capable de dire « moi je » : dire « moi je » c’est extraordinaire. L’une des preuves d’ailleurs, naturellement c’est les poètes qui disent cela le mieux, le poète qui l’a merveilleusement dit c’est un certain Arthur Rimbaud. Il avait 19 ans ou 18 ans, et il a écrit : « je est un autre ». Mais monsieur, vous aurez une mauvaise note ! Pour la grammaire ce n’est pas bon : je c’est à la 1ère personne, est « E.S.T. » c’est à la 3ème personne, voilà un vilain exercice, vous n’allez pas mettre le sujet à la 1ère personne et le verbe à la 3ème ! Et bien si, il le fait, et il a raison, parce que « je, moi », je ne suis pas ce que vous voyez, je suis ou je « est » mon être, et dans le fait que je suis en contact avec l’autre.
Tout est dit ! Et c’est là où le poète l’emporte sur l’homme de science, c’est qu’avec quelques mots, il fait comprendre des choses essentielles. Par conséquent, être un autre, ce n’est pas être un autre : c’est être celui qui a été fabriqué dans le contact avec les autres. Et bien voilà une performance qui n’est à la portée d’aucun animal. Mais qui est à la portée de tous les hommes : la capacité à dire « je ».
Par rapport à cette capacité là, à cette performance extraordinaire, les autres capacités : capable de faire des mathématiques, d’apprendre par coeur tel ou tel texte,… bon c’est pas mal, mais c’est assez dérisoire par rapport à cette capacité à se savoir être, participer à une rencontre. Mon souvenir de l’an dernier, comme vous l’avez évoqué, c’est qu’il y a eu avec ceux qui étaient là, que vous appelez les apprenants, il y a eu un contact, il y a eu un échange. Cet échange au fond, était la réalisation d’un « nous » dont je faisais partie. J’en faisait partie, ceux d’en face en faisaient partie, on n’avait pas posé la question « est-ce qu’il y a une hiérarchie là-dedans ? ». Il n’y a pas de hiérarchie, il ne faut pas poser la
question ! Lequel des deux a le plus apporté ? C’est « tous » qui apporte. Est-ce qu’on pose la question de ce qui est plus important dans une voiture ? C’est le moteur ou c’est le volant ? Une voiture sans moteur ou une voiture sans volant : ça ne sert à rien ! Il faut les deux. Et quelle est la part du volant ?
Quelle est la part du moteur ? il ne faut pas répondre, ça n’a pas de sens.
Et pourtant, ces questions là, ça a été évoqué tout à l’heure, nous sont posées. Elles sont posées par des gens qui, malheureusement, camouflent leur stupidité par des formulations mathématiques. Et j’ai participé à des querelles importantes, qui ont été évoquées tout à l’heure, justement sur la part de l’inné et la part de l’acquis dans la construction de l’intelligence. Mais ça ne veut rien dire ! Qu’est-ce que c’est que cette part ? Hein, la part du moteur et la part du volant, ça n’a pas de sens.
Et bien on fait des mathématiques, on utilise toutes sortes de raisonnements pour faire croire par exemple (c’était aux Etats Unis), que les noirs sont en moyenne moins intelligents que les blancs. C’est facile à démontrer : vous ne prenez que des noirs, vous ne prenez que des blancs, vous leur faites faire des tests, et en moyenne certains tests qui ont été établis justement à propos des blancs, ne sont pas très favorables aux noirs. Evidemment : ils n’ont pas la même culture ! Par conséquent on pourrait faire l’expérience inverse, on aurait pu inventer des QI, fameux quotients, fameux tests sur les noirs et puis les appliquer aux blancs. C’est une question de culture, ça n’avait rien à voir avec une
réalité, mais pourtant, il y a eu… j’ai participé, ça a tété souvent très rude, c’était avec le Figaro Magazine à l’époque (il y a 20 ans), il fallait démontrer que les noirs ce n’est pas aussi intelligent que les blancs. Et ça a été scientifiquement (comme on dit), scientifiquement démontré. Ca a été tout simplement de l’absurdité. Mais voilà, ça permettait à certains d’être tranquilles, en se disant « c’est parce qu’ils ne sont pas intelligents qu’ils sont pauvres ». Evidemment, etc. etc.
Alors, vous voyez que, la science parfois, est utilisée pour renverser les causalités. Que
quelqu’un de pauvre ait plus de difficultés à vivre que quelqu’un de riche, tout le monde le comprend bien, mais de là à expliquer que s’il est pauvre c’est parce qu’il ne méritait pas d’être riche, ça ça commence à être moins évident ! Par conséquent, faut savoir lutter contre des idées reçues. Si bien que, l’important, c’est de faire comprendre à quel point un être humain est de toutes façons, une véritable merveille. C’est toujours vrai.
J’avais trouvé un truc quand j’étais prof en 1ère année de médecine. J’avais 350 élèves dans un amphi et j’étais chargé de leur enseigner des équations, et de temps en temps, ils n’aimaient pas ça donc ils pensaient à autre chose. Et vous savez, quand on est prof et qu’on voit un amphi qui commence à penser à autre chose même s’ils restent calmes (mais ça fait rien on le sent bien), on se dit « ils ne m’écoutent plus ! ». C’est la catastrophe ! Alors pour être sûr qu’ils m’écoutent, j’avais trouvé un truc
que j’utilisais souvent : j’arrêtais mes équations et je leur disais « regardez-moi bien. Mais regardez votre professeur, Albert Jacquard. Mais c’est une merveille ! » (Rires). Alors ils ricanaient bêtement, naturellement, et je répétais « mais si, regardez bien. C’est une merveille ! ». Alors là devant l’évidence, ils étaient bien obligés d’arrêter de ricaner. Mais ils comprenaient le message, le message ce n’est pas qu’Albert Jacquard est une merveille, mais qu’il est une merveille parce qu’il est un être humain. Et ça c’est vrai ! Que par conséquent, en osant dire ça, ils s’obligent à s’émerveiller devant tout être humain,
pas seulement monsieur untel ou mademoiselle unetelle qui est magnifique ou qui est… non ! Devant tout être humain parce que c’est un être humain.
Et ce n’est pas toujours facile. Il faut aussi, puisque vous avez évoqué le nazisme, il faut aussi dire « je suis émerveillé devant Goebbels ou Hitler ». Ils étaient capables de faire des horreurs, parce que nous sommes peut-être tous capables de faire des horreurs. Et que la vie humaine justement, c’est la liberté, la liberté de temps en temps de choisir le bien ou le mal. Et par conséquent, la seule façon de progresser, c’est de ne pas se dire « moi, j’ai trouvé la vérité », c’est de se dire « je suis capable, avec l’autre, de m’émerveiller devant l’espèce humaine ». Mais finalement, ce qui est évoqué par ce texte qui a
été si bien lu tout à l’heure, c’est que les nazis par exemple, mais il n’y a pas qu’eux hélas, étaient capables de ne pas s’émerveiller du tout devant des noirs, des juifs, des communistes, des catholiques, etc. Et finalement, tout le monde sait ou ça a mené.
Ce qu’il faut apprendre aux enfants, c’est l’émerveillement, y compris devant eux-mêmes
« regarde-toi devant la glace, et dis-toi c’est merveilleux ». C’est toujours vrai, même si tu as le nez tordu, même si… ça n’a aucune importance ! Tu es une merveille, mais une merveille à construire, une merveille qui ne peut se manifester qu’en étant en communication avec les autres.
Alors, chaque fois que tu te prétends être un gagnant sur les autres, tu es en train de te démolir, tu n’es pas là pour être le meilleur : tu es là pour être meilleur que toi, mais pas meilleur que les autres.
Alors bien sûr, il faut se comparer aux autres. Bien sûr, tu te compares aux autres : ils courent plus vite, ils sautent plus haut… et bien demande-leur comment ils font ! Ils vont t’aider à courir plus vite que toi, à sauter plus haut que toi.
Et c’est ça la vie humaine, ça s’appelle l’émulation. Et c’est un mot qui a été évoqué, l’émulation ça veut dire effectivement se comparer aux autres. Moi qui ne saute qu’à 80 cm, et mon copain qui saute 1m50, il faut qu’il m’explique comment il fait, ou qu’il y ait un prof qui m’explique. Mais le but n’est pas que je saute plus haut que lui, le but c’est que je saute plus haut que moi ! Et peu à peu, je vais être content, et puis de temps en temps je suis content aussi que les autres sautent moins haut que moi, et bien je vais leur expliquer comment faire ! Et je ne vais pas être supérieur à eux, je vais participer à la construction de gens qui font des choses nouvelles. Qui, au fond, sont heureux d’accomplir  des performances ensemble. Aucune performance n’est réalisée seul : ça n’a pas de sens !
Pour le faire comprendre, je vous invite à venir à Paris (ce n’est pas si loin quand même, on met une heure deux minutes, je l’ai constaté tout à l’heure, et puis ça ne coûte pas trop, trop cher). Et il y a un spectacle formidable à Paris en ce moment, qui est pratiquement gratuit (on doit payer 2€ à l’entrée).
Ca se passe au Panthéon, il y a une coupole qui est très haute et on a suspendu une boule, qui est toute enrobée d’or ‘mais ça n’a aucune importance) et elle fait le pendule. Et ce pendule, il a l’air tout à fait ordinaire comme le pendule des horloges comptoir d’autre fois, mais si vous restez longtemps, vous vous apercevez que le plan du pendule se met à bouger, et on s’aperçoit si on reste vraiment très longtemps, qu’en 30 et quelques heures, il fait le tour complet. Et on se pose la question « mais quelle est la force qui fait que le pendule bouge ? » et on cherche ce qui peut le faire bouger. Rien ne peut le faire bouger ! Et la vérité c’est qu’il ne bouge pas. Mais que vous, vous le voyez bouger, parce que vous,
vous tournez !
Vous êtes emportés par la Terre : la Terre tourne, elle entraîne le Panthéon, qui entraîne Albert Jacquard qui est là à regarder, mais le plan du pendule, lui, ne bouge pas ! Ne bouge pas par rapport non pas à la Terre, mais par rapport à l’ensemble de tout le cosmos, de toutes les étoiles, de toutes les galaxies ! Tout ce monde là, envoie des forces de gravitation. Ce qu’on appelle la gravitation, le fait que le soleil attire la Terre et les planètes, etc. Et bien cette gravitation, elle agit entre toutes les masses, toutes les masses de l’univers se cotisent ensemble, pour dire à ce pendule de ne pas bouger. Et le pendule obéit, il ne bouge pas. Seulement la Terre tourne, alors on a le sentiment que le pendule a
bougé.
On est devant l’évidence que quelque chose se passe, qu’aucun animal ne comprendra jamais et ne pourra jamais expliquer. Et moi, je n’ai pas compris ça depuis bien longtemps, seulement depuis Galilée. J’ai compris depuis quelque siècles que la Terre tournait. Mais le pauvre Galilée vous savez ça lui a coûté cher, on lui a dit « tais-toi », on a encore eu de la chance on ne l’a pas brûlé, mais il s’en est peu fallu. On lui a dit « tais-toi » et il a simplement dit dans sa barbe « et pourtant elle tourne ! ». Enfin, il a accepté de ne plus le dire. Et maintenant, s’il avait eu assez d’astuce Galilée, il aurait inventé le coup du pendule. Il n’y avait pas de Panthéon mais il aurait pu trouver un truc, il aurait dit aux cardinaux du Vatican « expliquez-moi donc pourquoi le pendule semble tourner ? » La seule explication, c’est que c’est la Terre qui tourne.
Et par conséquent, il n’y a pas de quoi être fier, moi j’ai inventé il y a 500 ans que la Terre
tournait. Vous me direz « c’est pas toi c’est un autre ». Ca ne fait rien : c’est un être comme moi, et ça fait partie, je crois, des sentiments à bien faire comprendre aux enfants. « Tu fais partie comme Galilée de ceux qui comprennent que la Terre tourne ». Elle tourne alors ça donne l’impression que … « Tu peux comprendre ça, tu as été capable d’être lucide face à un cosmos, qui n’est pas toujours facile à interpréter.
Et puis dans ton espèce il se passe des gens qui font des choses étranges. Par exemple, un
gamin qui n’était pas bien vieux quand il a écrit Don Juan. Quand il a composé des airs qui nous remplissent de bonheur. Et voilà, il était comme toi, Mozart. Mais au fond, toi, ce n’est pas mal non plus ce qui se passe en toi ! Et puis Einstein ce n’est pas mal d’avoir trouvé ce qu’il a trouvé. Mais essaie donc de comprendre derrière lui et puis d’en rajouter. Tu appartiens, tu participes. Il ne faut pas dire « Einstein était plus malin que moi ! ». Non, il a été capable de faire des choses étonnantes, il fallait s’y mettre. Mais qu’est-ce qu’il avait de particulier ce brave homme ? Il n’était pas plus intelligent, il en aurait ricané lui-même. Mais il était capable de ne jamais être content quand il n’avait pas compris ! Et il avait la grande faculté de comprendre qu’il n’avait pas compris. Alors que la plupart d’entre nous et moi en particulier, de temps en temps, je me satisfais d’une incompréhension, et ça n’est qu’au bout de quelques années que je me dis « oh ! mais bon sang, je n’ai pas vraiment compris, il faudrait que je reprenne ». Alors toute la vie, je vais essayer de m’apercevoir que, de temps en temps, je n’avais pas compris : il faut que je comprenne, je m’y mets. Et au fond, Einstein il comprenait plus vite que moi
qu’il n’avait pas compris. Alors il trouvait une explication plus lointaine.
Mais tout ça, ça n’est pas pour les mettre au pinacle, c’est pour dire que nous participons à une humanité qui peut faire des choses merveilleuses. Elle fait des choses merveilleuses, chaque fois qu’elle permet à quelqu’un de revenir en arrière sur lui-même, de dire « je n’ai pas compris mais je vais me mettre à comprendre », « je ne sais pas écrire, et bien je vais me mettre à écrire », « je me mets à lire, ce n’est pas toujours facile mais ça va me permettre d’être en communication avec des gens qui ont écrit ».
Au fond, c’est toujours cette construction du « nous ». Voilà ma vision, elle est finalement révolutionnaire car ce n’est pas exactement ça qui se passe dans notre société. Et bien il faut la changer, alors ce matin, pour être d’actualité, ce matin avec une
centaine de gens qui pour la plupart venaient du Mali, du Burkina Faso ou d’ailleurs, nous sommes  entrés dans un immeuble vide, dans le 7ème arrondissement de Paris, en plein coeur de Paris. En face des locaux de l’Ecole Nationale de l’Administration, ce n’est pas rien, juste en face ! Il y avait un immeuble vide depuis 3 ans, magnifique, et bien on y est entré. On y est entré parce que par un hasard étrange, quand on est arrivé, il suffisait de pousser les portes pour qu’elles s’ouvrent. Bon ce n’est pas de notre faute c’est comme ça…
Alors on est entré, et je ne sais pas ce que c’est devenu puisque depuis j’ai pris le train. Mais qu’est-ce qu’on veut faire : on ne veut rien casser ! On veut montrer à une société qu’il y a des trucs qu’il ne faut pas accepter, que le ministère de la justice, qui est propriétaire de l’immeuble, ose laisser cet immeuble comme une provocation, vide, alors qu’il y a des gens dont les enfants grillent dans des immeubles incendiés, et bien ce n’est pas très correct !
Par conséquent on veut le faire comprendre, en disant aux français « agissez donc pour que ça change ! ». On ne veut pas casser, mais on voudrait quand même que des immeubles vides ne soient pas des provocations en plein Paris, il y en a peut-être à Tours. Par conséquent, il nous faut dire non. C’est ça la vraie révolution : la révolution, c’est celle où on pourra dire merci à tous les autres, y compris aux plus puissants, parce qu’ils auront compris que leur rôle c’est de nous aider à créer des communications, à créer un état d’esprit qui ne leur sera pas forcément favorable, mais enfin il y a des privilèges qu’il faut savoir abandonner.
Merci ! (Applaudissements)
Alain Fievez
Donc tout à l’heure j’ai dit que nous étions là pour échanger ensemble, donc la parole est à
vous, pour vos témoignages, pour vos questions, et Albert Jacquard répondra si c’était une question, s’il a une réponse, ou prolongera la question. (Silence)
Il n’y a aucune récompense pour la personne qui pose la première question ! (Rires)
Une participante
Moi je voudrais vous parler des neurones. Quand ils ne fonctionnent pas, comment il faut
faire ?
Albert Jacquard
Les neurones ne sont pas tous identiques bien sûr, et puis de temps en temps, il se trouve que ce sont moins les neurones que les produits qu’ils envoient les uns avec les autres, que l’on appelle les neurotransmetteurs, mais je ne suis pas spécialiste, ces neurotransmetteurs ne fonctionnent pas bien. Il y a des enfants pour qui par exemple le cerveau ne fonctionne pas du tout, ça arrive. Que faire ? Et bien les aider : ils ne pourront pas beaucoup participer à la métamorphose que j’évoquais, c’est un fait, parce que leur cerveau ne peut pas fonctionner. Ca fait partie de la dignité d’une société de leur réserver une place. Ils vont peut-être un peu coûter cher à la Sécu, mais ça fait partie de la dignité de tous ceux chez qui ça peut fonctionner que de les accepter et de leur donner la vie la moins douloureuse possible. Ils ont été un peu massacrés par la nature, il faut autant que possible le corriger. Au fond, ça fait partie des richesses de l’espèce, des raisons de s’émerveiller de notre capacité à dire non à la nature.
J’ai évoqué tout à l’heure le fait que, au fond, nous étions le produit de mutations, qui auraient dû entraîner la fin de l’espèce humaine, puisqu’il y a une incohérence entre le cerveau du bébé qui est dans le ventre de sa maman et la taille du bassin. Les femelles humaines (si je puis dire) ont un bassin beaucoup trop étroit. Alors on s’en est sortit en faisant naître les enfants beaucoup trop tôt : ça se paye d’une autre façon. Si bien qu’un bébé qui naît dans la nature à une chance sur deux de mourir avant 6 mois. Mais nous on a dit non, il n’y a pas longtemps que l’on est capable de résister, maintenant c’est
un bébé sur 200 qui meurt dans nos cultures.
Il y a eu à Tours il y a 3 mois, un grand congrès sur la démographie, où justement on a
beaucoup insisté sur la capacité actuellement des hommes à empêcher les enfants de mourir. On a dit non à la nature et on a gagné, pas tout à fait mais presque. Et bien, chaque fois que la nature fait des choses aussi horrible que des cerveaux humains qui ne peuvent pas fonctionner, on essaie de lui dire non, dans la mesure du possible.
Un participant
Bonsoir professeur, la dernière fois que je vous ai vu, c’était pour les dix ans de notre
association « Droit devant ». La question qui me vient c’est, au début de votre propos, vous parliez de l’inné et de l’acquis, et je ne me souviens pas mais on m’a dit que lorsque je suis sorti du ventre de ma maman (j’ai vu ça aussi pour mes enfants et mes petits enfants) ce n’était pas très agréable. D’abord j’étais au chaud, nourrit, logé, j’ai pris une bouffée d’oxygène et je n’ai pas aimé, mais je ne me souviens pas de ça, évidemment. Est-ce que cet oubli, c’est la mémoire qui ne nous aide pas ? Est-ce que vous pensez que ce serait une bonne chose que l’on fasse des efforts pour retrouver cette mémoire ? Notre corps, lui, se souvient ?
Albert Jacquard
Peut-être oui, c’est une hypothèse que l’on peut faire. C’est beau ce que vous dites là ! Merci.
La mémoire est un phénomène très étrange. J’ai l’âge où on commence à être étonné des erreurs de la mémoire. J’en fais un jeu avec ma propre épouse, tout d’un coup elle me dit, ou moi je lui dis « comment s’appelle untel, tu vois bien, machin… ». Et justement elle ne le sait plus non plus ! Et puis deux trois jour après, on ne sait pas pourquoi, il y en a un des deux qui vient vers l’autre en lui disant « ça y est j’ai trouvé ! », on ne sait pas comment, mais ça n’a aucune importance.
Il ne faut pas admirer la mémoire. D’ailleurs il ne s’agit pas de mémoire mais il s’agit
d’évocation. En fait on a une mémoire de cheval, ou d’éléphant, tous, seulement on n’est pas capables d’aller retrouver ça. Et puis tout d’un coup ça vous revient. Donc ce qui s’abîme ce n’est pas la mémoire, qui est extraordinaire, mais la capacité à aller chercher au bon endroit le bon livre, si je puis dire.
Un participant
Par rapport à ce que vous disiez… de ce que je connais dans les sociétés que je connais, il y a toujours un rapport de pouvoir entre les êtres humains, de dominance, de dominés et de hiérarchie.
Dans la forme « inné et acquis », est-ce que l’on peut se demander si il n’y a pas une forme naturelle du pouvoir chez l’homme, et faut-il lutter contre ça ? Parce que j’aurais tendance à dire oui, qu’il faut lutter contre ça, et d’ailleurs les valeurs que vous avez citées me correspondent. Mais si le pouvoir intervient toujours dans les rapports entre les hommes, est-ce que ce n’est pas quelque chose d’inéluctable ?
Albert Jacquard
Non, alors je rappelais tout à l’heure que ce que nous donne la nature c’est environ 40 000
informations, en ordre de grandeur. 40 000 informations pour fabriquer un cerveau qui comporte un million de milliards de connexions. Par conséquent, le bébé qui doit construire son cerveau est dans la position d’un ouvrier à qui on donne un tas d’un million de milliards de pièces : « tu vas faire une machine avec ça ». Mais où sont les plombs ? Il y a 40 000 plombs. Il y a si peu de plombs par rapport au nombre d’objets à réaliser qu’il fait n’importe quoi.
Et là, je vous renvoie à la lecture du bouquin de Jean-Pierre Changeux du collège de France qui s’appelle « L’homme neuronal », qui explique que pour l’essentiel, la construction du cerveau se fait n’importe comment. Il y a quelques règles globales, mais pour le détail c’est n’importe quoi. Et puis ensuite, peu à peu, en fonction de la vie que l’on mène, des apprentissages que l’on a, et bien on met en place des structures et en particulier la mémoire. Il m’est arrivé par exemple un jour, m’ennuyant tellement, j’avais appris par coeur les 25 premières décimales du nombre Pi. Ce qui est complètement ridicule. Et bien je les connais toujours, parce que j’ai dans un coin de mon cerveau des petits neurones
qui tournent en rond pour dire « 3,1415 etc.… ». Ce n’est pas très raisonnable, mais ça prouve que l’on a un cerveau qui peut apprendre n’importe quoi.
Alors du coup, je ne crois pas que la nature nous ait donné des informations assez subtiles pour créer ce que vous avez évoqué, le désir de l’emporter sur l’autre, d’avoir du pouvoir. Mais qu’est-ce que c’est que ce pouvoir, c’est ridicule ! En fait, on peut imaginer une structure entre les hommes qui soit une structure en réseau où chacun apporte à l’autre, et pas du tout une structure en hiérarchie où il y a le général, 3 colonels, etc. Bien sûr ça fonctionne, mais plus personne n’est libre, et plus personne n’a finalement de réseau. Pour moi, ce que je vous ai évoqué, c’est une humanité en réseau qui est exactement à l’opposé du système militaire. Que la discipline soit la force principale des armées me
rend antimilitariste, parce que l’essentiel c’est d’être capable de dire non, d’en discuter. Pas dire non pour le plaisir : « tu n’es pas d’accord avec moi, on va en discuter ». Tandis que dans l’armée, tu n’es pas d’accord, si tu es au dessus de moi je t’obéis, si tu es en dessous je t’ordonne. Tout est perdu ! Pour moi, le goût du pouvoir est une invention humaine dont il faut se débarrasser le plus vite possible, ça devrait être possible.
Vous savez, l’Homme d’autrefois, disons il y a 20 000 ans, 30000 ans, avant l’invention de la culture, avant l’invention de la propriété, je pense qu’il n’avait pas du tout envie de vivre avec une hiérarchie. Il y a celui qui sait bien tuer le mammouth alors il nous aide à tuer le mammouth, mais pour tuer le mammouth il faut être plusieurs. Par conséquent, l’essentiel c’était la capacité à vivre en commun. Je crois qu’il faut considérer le goût de la hiérarchie comme une maladie infantile de l’espèce humaine. Nous sommes très jeunes, nous avons 100 000 ans, Qu’est-ce que c’est, c’est rien ! 100 000 ans devant les milliards d’années du cosmos… Nous sommes très jeunes et le goût du pouvoir et de la compétition, c’est de l’acné juvénile !
Un gagnant, il faut le dire aux enfants, un gagnant c’est un fabriquant de perdants. Je n’ai pas le droit de fabriquer des perdants, donc je n’ai pas le droit d’être un gagnant. J’ai à défendre mes idées et à discuter, mais je ne dois pas l’emporter sur l’autre, je dois vivre avec l’autre. Et profiter pour me construire de ce que m’apporte les difficultés de l’autre. C’est ça qu’il faut dire aux enfants : vous imaginez une école primaire où on dirait « j’espère que tu ne sera jamais premier ! », parce que ça n’a pas de sens.
Un participant
Bonsoir monsieur Jacquard, voilà vous semblez dire que la construction du nous, du bien
commun doit partir des actions individuelles, des individus eux-mêmes. Mais ne pensez-vous pas qu’il y ait une forme d’organisation politique, culturelle, propre à la société, qui est un obstacle à la construction de ce nous ? ne pensez-vous pas que notre société, telle qu’elle fonctionne actuellement, individualiste, le fonctionnement du politique actuellement , le libéralisme qui l’emporte, l’esprit de compétition…Ne pensez-vous pas que ce sont des obstacles forts, qui sont des entraves à cette action ?
Ne pensez-vous donc pas qu’il faut agir politiquement sur cela, pour construire ce nous ?
Albert Jacquard
Pour moi, je cherche le ver dans le fruit. Il ne s’agit pas de dire qu’il y a quelques méchants qui font que tout va mal, si notre société ne va pas bien pour l’instant, on peut chercher où est l’erreur. Je propose, mais c’est une opinion politique, je propose d’admettre que l’erreur fondamentale dans notre société occidentale, c’est le goût de la compétition. Ce goût de la compétition qui se manifeste par exemple dans la loi du marché, la fameuse loi du marché, c’est d’aller tous au marché : les uns avec du blé qu’ils ont produit, les autres avec du lait. Celui qui a du lait a besoin d’acheter du blé, alors il discute le prix, et finalement, c’est toujours une compétition entre ceux qui veulent vendre et ceux qui veulent acheter.
Le goût de la compétition et par conséquent en permanence présent. Et le prototype de tout pays qui s’abandonne à ce genre de vision, c’est pour moi les Etats-Unis. Et je crois que cela ne peut mener qu’à la catastrophe, parce que ça ne peut amener qu’à dire aux enfants, justement, que l’on doit l’emporter : « tu dois être un gagnant ». Et peut-être qu’il sera gagnant, une fois, deux fois, mais il finira toujours par perdre. Car à ce moment là, ça ramène la vie humaine qui peut être si magnifique à une série de batailles : alors bien sûr au début on les gagne, mais la dernière bataille on la perd à tous les coups.
Par conséquent pour moi, le libéralisme que vous avez évoqué, dans la mesure où c’est la lutte du marché, et bien ça ne peut aboutir qu’à la catastrophe. La catastrophe  personnelle, et pire encore la catastrophe collective. Ce qui nous arrive actuellement, tout le monde commence à en parler, avec la destruction des richesses naturelles. Au fond, la destruction du pétrole est le résultat de la compétition, il faut courir plus vite que l’autre, pour quoi faire ? Et même, ça sert à tourner en rond.
Le prototype de l’erreur évidente, c’est je dirais la F1, vous savez les courses où l’on tourne en rond. Pourquoi faut-il aller vite quand on tourne en rond ? (Rires). Alors il suffit de poser la question, c’est ridicule et au passage on détruit un peu plus de pétrole. Or le pétrole est une richesse que l’on n’a pas le droit d’amener au marché, parce qu’à qui ça appartient ? Le pétrole, je ne sais pas si vous savez, c’est très facile à fabriquer : vous prenez des petites bactéries par milliards et par milliards, vous les coincez entre deux roches, vous appuyez très fort et vous attendez 200 millions d’années (Rires). Et ça
fait du pétrole ! C’est pratique, c’est facile seulement il faut avoir de la patience, alors il se trouve que le pétrole que l’on a trouvé, il a fallu 200 millions d’années pour le faire : on le détruit en l’espace de quelques siècles.
C’est complètement ridicule, alors il faut se poser la question « à qui il appartient ? » : il
appartient aux Hommes. Mais quand on dit aux Hommes, ce n’est pas seulement les 6 milliards d’aujourd’hui, c’est les milliers de milliards qui vont nous suivre. Et par conséquent c’est à eux que cela appartient, quand on le détruit on leur vole. Donc la propriété c’est le vol quand il s’agit du pétrole !
C’est une évidence que tout ça est la conséquence d’un monde que vous évoquiez si bien tout à l’heure, un monde de la compétition où l’on veut l’emporter sur l’autre. Mon rêve ce n’est pas de l’emporter sur l’autre, c’est de participer à une Humanité que je trouverais un petit peu meilleure.
Un participant
Bonsoir monsieur, la question que je vais vous poser n’émane pas de moi. Elle émane d’une dame à qui j’ai dit que je venais ici ce soir, elle m’a dit de vous poser cette question : comment deux jumeaux peuvent communiquer à distance, ou ressentir parfois les mêmes choses, ou les mêmes sentiments ?
Albert Jacquard
Je crois qu’il faut se méfier de toutes les histoires que l’on raconte, il se trouve qu’en tant que généticien je me suis un peu occupé des jumeaux. Il y a à peu près une naissance sur 100 qui est une naissance gémellaire, et à peu près un tiers des jumeaux qui sont de vrais jumeaux. Donc ceux que vous évoquez ce sont les vrais jumeaux, ceux qui ont été le produit du même spermatozoïde rencontrant le même ovule. Ils ont tous leurs gènes en commun. Mais quand on regarde de près on s’aperçoit qu’ils n’ont pas grand-chose pour autant en commun dans leur vie personnelle. Ils ont la même couleur de peau, le même groupe sanguin, tout ce que vous voulez, mais pour autant leurs aventures peuvent diverger beaucoup.
Il y a eu toute une mésaventure autour d’un certain Cyril Burt, qui était un psychologue anglais dans les années 1925 à 1950. Il voulait démontrer que toutes les activités intellectuelles sont liées au patrimoine génétique. Et à lui tout seul, il avait étudié 52 paires de jumeaux vrais, qui avaient été élevés, disait-il, dans des familles différentes, l’un chez un riche londonien, l’autre chez un pauvre de Newcastle. Il les comparait ensuite, et il disait « ils ont le même QI, ils ont les mêmes caractéristiques »,
et par conséquent ça prouve que toutes ces caractéristiques étaient dictées par la nature.
Quand il est mort, alors qu’il avait publié énormément d’articles dans des revues scientifiques, on est allé regarder les données qu’il avait manipulées et on s’est aperçu qu’il avait entièrement fabriqué ces données. Si bien que le scandale de Cyril Burt a été un petit peu étouffé, parce que ce n’était pas à la gloire des scientifiques qui avaient cru à ce qu’il avait fait, et actuellement, on a aucune preuve, aucune mesure de la ressemblance dans la vie des gens qui ont été jumeaux. Si vous connaissez des jumeaux vrais, vous donnez leurs adresses à l’université en Pennsylvanie, qui s’est dit : « les travaux de Burt sont à mettre à la poubelle, c’était de la falsification, on va refaire une étude complète ». Alors si vous connaissez une paire de jumeaux, ils seront invités dans cette ville de Pennsylvanie, on leur mesurera le tour de tête, le QI, tout ce que vous voulez, on analysera l’urine et le sang, puis on verra à ce moment là ce qu’ils ont en commun. Mais il faut trouver des jumeaux, non seulement qui soient vrais, mais qui aient été élevés par des familles différentes. Or le plus souvent les jumeaux sont élevés par les mêmes
familles. Du coup ils se ressemblent à cause de leur éducation commune, et non pas à cause de l’effet de la nature. Si bien que tout ce qui a été dit à propos des jumeaux, est pour l’instant, à peu près lettre morte.
Un participant
Je vais me faire un peu l’avocat du diable. Tout à l’heure vous parliez de votre opinion vis-à-vis de la compétition dans la société, est-ce que cette valeur n’est pas inhérente à l’avancée de la civilisation ? Comme je suppose que non, expliquez-nous pourquoi !
Albert Jacquard
Vous avez déjà la réponse ! (Rires). Je crois que l’on peut imaginer une civilisation sans
compétition. Et en particulier pour commencer, vis-à-vis des enfants, leur montrer que l’on peut très bien développer le sport sans compétition. Le sport ne signifie pas compétition, il signifie que l’on va jouer avec des règles. On décide de règles qui sont arbitraires, on a le droit de prendre le ballon à la main quand on est au rugby, on n’a pas le droit quand on est au foot, chacun admet des règles, on applique ces règles…
Je ne sais plus dans quelle culture, la population est passionnée par le foot, et ils ont ajouté une règle : quand un joueur marque un but, il passe dans l’équipe d’en face en échange d’un autre. Si bien qu’au bout de quelques temps, les deux équipes, vous faites jouer Tours contre le PSG et au bout d’un quart d’heure des joueurs ont changé de camp, et à ce moment là il y a deux équipes qui sont à peu près à égalité et ça devient intéressant à voir ! Sinon ça n’a pas d’intérêt une bonne équipe contre une mauvaise, mais je ne sais pas laquelle des deux est meilleure que l’autre en ce qui concerne Tours et le PSG.
Et puis l’autre exemple, c’est une équipe de rugby à Dakar. Ils ont pris comme nom
« sanfoulescore » (Rires), en un seul mot! Alors l’équipe sanfoulescore se bat en se foutant du score. Et au fond quand on y réfléchit, une partie de rugby, j’aime bien voir ça à la télé quand on voit le ballon qui court dans tous les sens et qui fini par arrivé dans ces… C’est joli comme tout ! Et surtout on se dit que le dernier qui a marqué l’essai, il n’a pas plus d’intérêt que celui qui avait commencer le mouvement. Du coup on se dit que c’était beau cette partie, et que résumer cette partie à un score, à deux nombres, 28 à 32, c’est vraiment « unidimensionnaliser » la partie.
Et ça, c’est mon thème permanent contre les palmarès que j’ai évoqué tout à l’heure. C’est
qu’un palmarès suppose l’unidimensionnalité. J’emploie un mot un petit peu grand : ça veut dire quand
il n’y a qu’une dimension. Quand il n’y a qu’une dimension on peut faire un palmarès. Madame est là, en face de moi, on veut nous comparer. Lequel des deux est supérieur à l’autre ? Il faut poser la question « ça dépend en quoi ? ». En taille : on mesure, il y en a un qui mesure plus que l’autre. Ou bien en poids, ou bien en longueur de ceci où en nombre de cheveux, etc.… et à chaque fois que l’on a une caractéristique, il y en a un des deux qui est supérieur à l’autre. Mas globalement, ça ne veut rien dire !
Et figurez-vous qu’il y a même un théorème de mathématiques qui est très peu connu, c’est un théorème qui montre que lorsqu’on prend des individus, que l’on mesure des quantités de choses, n’importe quoi (le nombre de cheveux qu’ils ont au cm carré, le nombre d’argent qu’ils ont dans leur porte-monnaie, le nombre de ceci le nombre de cela), on additionne et on fait la moyenne. Quand on a une espèce de score, on s’aperçoit que c’est une loi de Gauss, ça prouve que cela ne signifie rien.
Pour répondre à la question, lequel des deux est supérieur à l’autre, il faut nous ramener à une seule dimension, et ça n’a plus aucun intérêt. Une partie de rugby, une partie de foot, ça ne se résume pas à un seul nombre ou même à deux nombres. Lutter contre l’unidimensionnalité, ça oblige à lutter contre le palmarès aussi. Du coup, il faut tout revoir dans les Jeux Olympiques. Oui aux JO à condition qu’il n’y ait pas de podium. Avant les derniers JO d’Athènes, j’ai écrit un bouquin pour lutter contre, ça
s’appelle « halte aux jeux ». Justement j’essayais de montrer que les JO avaient perdu toute leur âme, à cause du fric, à cause de la dope, etc.
J’ai eu un contact par téléphone assez long avec le président du CIO, je lui ai dit « si vous venez à Paris en 2012, je vous promet qu’avec mes camarades, la veille des jeux, on ira brûler tous les podiums, vous serez bien obligé de vous en passer ! » (Rires). « Et puis surtout on brûlera les drapeaux et les hymnes nationaux ». Parce que qu’est-ce que ça a à voir, l’honneur de la France, avec le fait que c’est un français qui court plus vite qu’un autre, ça n’a pas de sens ! Qu’on les regarde courir : on admire ceux qui courent très vite, bravo ! Mais pour autant, oser faire la liste des médailles et le palmarès des médailles, ça ne signifie rien ! Qu’est-ce que ça veut dire que la France ait plus de médailles que l’Allemagne ? Ca ne veut rien dire, c’est de l’infantilisme. Par conséquent il faudrait des
JO où on ferait bien la fête, où il n’y aurait pas de premier et de dernier, où il n’y aurait pas de palmarès.
Il faut lutter contre la notion du palmarès. Il y a des tribus africaines qui vivent avec beaucoup plus de sagesse. Ils savent bien que devenir vieux c’est devenir un peu moins fort, mais c’est aussi devenir un peu plus sage. Par conséquent, j’ai beaucoup apprécié en Afrique, enfin la première fois j’ai été vexé : « toi, Albert, qui est si vieux ». J’avais
50 ans, je me disais que quand même je n’avais pas l’air si vieux que cela ! (Rires). J’ai compris après que c’était le plus beau compliment que l’on pouvait me faire ! Etre vieux, ça veut dire « toi qui est sage et qui réfléchit ». Dans ma culture ça, être vieux, ce n’est pas bien. Maintenant je sais qu’être vieux c’est plutôt être bien, et quand on me traite de vieux je suis content.
C’est toute une culture qui nous fait croire qu’il faut être le premier, qu’il faut gagner, c’est très profond. Ce n’est pas vrai qu’en France : je vais souvent en Suisse, où il y à quelques années, les professeurs du secondaire du canton de Vaux avaient fait supprimer les notes. Pour éviter qu’il y ait des palmarès justement. Au bout de quelques années, à la demande des parents on a recommencé a noter, ah les parents ! Alors moi je réagis en me disant que nous allons faire des écoles avec des enfants orphelins de père et de mère ! (Rires). On ne peut pas se passer des parents pour faire des enfants, mais il faut de temps en temps pouvoir leur dire « réfléchissez, votre enfant, il faut oublier qu’il doit être premier ! ». Il n’est pas premier : il est bon, il est moins bon, il fait des efforts, il y a tout un profil. Mais
c’est toute une culture dans laquelle il faut extirper la notion de palmarès.
Un participant
Bonsoir. Vous parliez tout à l’heure de l’intérêt de comprendre que l’on n’avait pas tout
compris. Ets-ce que pour autant ça voudrait dire qu’il y ait une vérité à comprendre ? Ou bien est-ce que la vérité ne serait pas, justement, la prise de conscience que l’on n’a pas tout compris ?
Albert Jacquard
La prise de conscience que l’on a pas tout compris, c’est toujours vrai. Maintenant on peut
comprendre des petits bouts. Par exemple, devant une théorie nouvelle avec pas mal de mathématiques, les premiers jours vous ne comprenez pas, même ce que l’on vous explique. Puis le lendemain vous revenez, et vous comprenez un petit bout de plus. Donc on ne comprend jamais tout, ça c’est sûr, et la lucidité c’est de savoir qu’on ne comprendra jamais tout. Mais pour autant, par recherche personnelle, j’ai envie d’aller un petit peu plus loin. Alors j’ai compris que ce n’était pas le soleil qui tournait, mais la terre qui tourne. Finalement il a fallu des siècles pour le comprendre. Et bien j’ai compris. Mais
pourquoi la Terre tourne ? Newton me dit que c’est parce qu’elle est attirée par le Soleil, je comprend des choses là. Puis un beau jour, ça ne marche pas tout à fait bien. J’apprends d’Einstein que ce n’est pas du tout le Soleil qui attire la Terre, mais le fait que le Soleil courbe l’espace, la Terre va tout droit devant elle, mais quand on va tout droit dans un espace courbe, on revient à son point de départ. C’est une autre explication. Mais ce n’est pas la seule vérité définitive, c’est une façon de regarder le monde.
La science c’est un jeu formidable où on est sûr qu’on aura toujours des coups encore à marquer.
Un participant
Bonsoir professeur. Vous parliez de certaines écoles où il n’y aurait plus de notes ou de
notation : il y a une pédagogie qui s’appelle la pédagogie Steiner Waldorf que vous connaissez. On a la chance d’avoir une petite école ici à Joué-lès-tours, qui survit car vous savez que ces écoles ne bénéficient d’aucunes subventions en France. Dans ces écoles il se passe des choses différentes, est-ce que vous pourriez nous apporter votre témoignage, ou ce que vous en pensez de ces écoles Waldorf ?
Albert Jacquard
Je connais un petit peu l’école Waldorf, il se trouve que la semaine dernière j’ai fais une
conférence devant 400 enseignants Montessori, et quand je vais au Québec je vais souvent voir des écoles comme Querb. Dans ces écoles l’idée de donner des notes est totalement absente. On ne donne pas de notes mais on essaie de suivre la compréhension de l’enfant, et quand il a de la peine à comprendre et bien on lui explique un peu mieux. Il y a beaucoup d’explications qui sont en réseau entre les enfants, qui s’expliquent les uns aux autres. Quelquefois, l’explication donnée par le petit camarade est plus facile à comprendre que celle donnée par le maître. On essaie de progresser dans la compréhension. Il y a un effort excellent. Malheureusement le système éducatif français et très jacobin, et ces écoles ont à se battre contre le système éducatif officiel. Chaque fois que je suis invité par eux, je
me retrouve à l’aise.
Mais allons jusqu’au bout : j’ai évoqué les écoles à palmarès, je sors d’une de ces écoles,
Polytechnique. Qu’est-ce qui m’est arrivé ? J’ai mis du temps à réfléchir à ce que cela prouvait. J’avais 20 ans, je me suis inscris à Polytechnique, on était 3000 candidats, je faisais partie des 300 reçus. J’étais tout fier, évidemment ! Mais est-ce que cela prouve que j’étais plus intelligent que les 2700 autres ?
Evidemment pas ! Cela prouve que j’étais plus conformiste, car il y a certaines disciplines comme la chimie que je n’aimais pas. Mais j’ai eu une bonne note en chimie, parce que j’étais conformiste, qu’il y avait de la chimie au programme, alors j’apprenais ! J’avais une bonne note mais je n’avais rien compris.
Ca n’est que plus tard que je me suis aperçu que je n’avais pas compris.
Si bien que le résultat de sélectionner sur le conformisme, cela donne des résultats très
déplorables. Il ne faut pas trop le dire, mais voilà le résultat : à l’époque où je passais Polytechnique à Paris et où il y avait un concours, il y avait à Zurich en Suisse une école Polytechnique, où il n’y avait pas de concours. C’est-à-dire que ceux qui voulaient y entrer envoyaient leurs dossiers, montraient ce qu’ils étaient capables de faire et s’ils avaient le niveau requis, ils étaient reçus. Qu’il y en ait 100, 200 ou 300, on prenait ceux qui étaient capables de suivre avec fruit l’enseignement, sans concours. J’ai rencontré le directeur de l’école de Zurich il y a 5 ans : « combien y a-t-il de Prix Nobel parmi vos anciens élèves ? » Il m’a répondu 27, et maintenant ça doit être 30 et quelques. Si on pose la même
question à Paris, la réponse est 2. Ce n’est pas par méchanceté que je dis cela, c’est parce que cela montre que la sélection qui a été faite n’est pas sur une intelligence mais un conformisme. Et pour avoir le Prix Nobel il ne faut pas être conformiste. Il ne faut pas être plus intelligent qu’un autre, ce sont des gens un tout petit peu tout fous les Prix Nobel. J’en connais un ou deux, ils sont sympathiques comme tout, ils ne se prennent pas pour des Prix Nobel, ils ont été bien contents de les recevoir parce que c’est un plaisir, mais ils sont assez intelligents pour ne pas y croire. Je connais un petit peu Jean Charpac c’est
un type merveilleux, il est intelligent mais il est sympa ! (Rires).

Une fois de plus, il faut constater que la notion de palmarès qui est utilisée pour sélectionner les polytechniciens, elle est finalement catastrophique. Et la preuve qu’ils sont conformistes : ils acceptent de défiler au pas le 14 juillet. Mais pourquoi faire défiler au pas des gens dont on pense qu’ils seront plus tard, non pas des militaires, mais des ingénieurs, des scientifiques, des chefs d’entreprises…
Qu’est-ce que cela a à voir avec la capacité à marcher au pas et à défiler ? Il n’y a aucun pays au monde où on fasse défiler des futurs scientifiques au pas le jour du 14 juillet. Ce n’est pas sérieux ! Il faut lutter contre toutes ses marques d’infantilisme d’une nation toute entière. … Mais là vous m’obligez à être méchant ! (Rires)
Un participant
Bonsoir, je viens d’inscrire ma fille à une école de gymnastique et on m’a demandé si je voulais bien qu’elle fasse de la compétition. Etant jeune, j’ai pratiqué un peu de ping-pong, et ma mère n’a pas souhaité que je fasse de la compétition. Du coup j’ai été délaissé par mes professeurs. Pour ma fille, j’ai donc été contraint de dire qu’elle participerait à des compétitions. Qu’aurais-je pu ou qu’aurais-je dû dire à ses professeurs ?
Albert Jacquard
Je crois qu’il faut savoir dire non de temps en temps. Les enseignants devraient être assez
ouverts pour se dire « voilà quelqu’un qui refuse la compétition, à quel état d’esprit ça correspond ? »
Alain Fievez :
Je ne voudrais pas répondre à la place de monsieur Jacquard mais je crois que, pour prolonger un peu la réflexion sur le sport qui s’est esquissée tout à l’heure, j’aurais tendance à dire qu’il n’est pas encore suffisamment critique sur la notion de sport. Parce que pour moi, dès que l’on parle sport, sport= compétition. La preuve, c’est que votre fille veut faire une activité physique, mais qu’il n’existe pas de lieux où on peut faire une activité physique qui ressemblerait à de la gymnastique, mais qui ne soit pas une structure compétitive. Dès que l’on rentre dans un club, c’est une structure compétitive avec pour
objectif de réussir, et ceux qui ne sont pas bons on les jette de diverses manières. Quand on a les moyens on achète ailleurs, etc. Dès que l’on met l’orteil dans un club, quelque soit sa taille, on rentre dans une structure compétitive.
C’est vrai qu’il faut imaginer d’autres lieux, mais ça il faut les faire. Et pour l’instant il n’y a pas eu encore beaucoup de gens qui imaginent des lieux, où on peut faire plein d’activités physiques, ludiques je dirais, qui n’entrent pas dans un logique compétitive. Albert Jacquard citait l’exemple de ce lieu africain où l’on change les joueurs d’équipes, mais c’est le bordel par rapport à notre image du sport ! Quand on vient là pour supporter une équipe et que l’on mélange tout, on ne peut plus investir su telle ou telle équipe. Relisez en littérature jeunesse « Petit bleu et petit jaune » : on va tous se mélanger, c’est pareil ! Voilà, la notion de sport est liée intrinsèquement à la notion de compétition.
Un participant
Juste un petit mot à propos du rugby professeur, c’est quand même le seul jeu où on se tape dessus et puis après on va boire un coup ! Il y a une 3ème mi-temps qui n’est pas sur le terrain : il y a peu de sports comme cela. Il y a une idée qui me trotte dans la tête depuis un moment : il y a des choses que l’on sait faire et que l’on ne peut pas apprendre dans les livres, comme faire du vélo. Je peux expliquer à mes enfants, mes petits enfants comment on fait du vélo : en fait on découvre le vélo à partir d’un moment délicieux d’équilibre, on ne tombe plus. Alors qu’est-ce qui fait que je n’oublierais plus jamais l’équilibre ?
Albert Jacquard
Il y a des structures dans votre cerveau qui se sont faites et qui sont définitives. Mais au fond, c’est tout au long de votre vie que vous créez des structures. J’ai raconté tout à l’heure que je connaissais le nombre Pi avec 24 décimales, ça veut dire que j’ai un certain nombre de neurones qui sont occupés à ce travail ridicule depuis que j’ai appris ça, j’avais 20 ans. C’est un petit morceau du cerveau, j’aurais pu le perdre ce jour là ça aurait fait le même effet. Mais il y en a des quantités, mais heureusement même si je perds quelques milliers de neurones ou même quelques millions, ce n’est pas grave ! J’en avais 100 milliards au départ. D’ailleurs chaque année j’en perds beaucoup, et je ne les reconstruis plus : à la naissance ils sont tous là, et peu à peu ils meurent ces braves gens ! Il en meurt à
peu près plusieurs dizaines de milliers tous les jours. « Alors mon bon M. Jacquard qu’est-ce qui vous reste ? » Mais si vous faites le calcul, sur les 100 milliards il m’en reste peut-être 90 donc ça va encore !
Mais effectivement ce qu’il y a de mieux, et ça c’est dit dans le bouquin de Jean-Pierre Changeux, (je fais de la publicité pour un petit camarade) c’est que quelquefois c’est en perdant des neurones que l’on crée des structures, c’est une idée très forte. De temps en temps j’ai peut-être perdu un bon milliard de neurones mais c’est grâce à ça que je suis devenu intelligent, au sens où je vais créer des structures.
Alors ça c’est définitif, ce qui rentre dans votre cerveau est souvent accompagné d’émotions. Ce qui s’est produit avec le vélo c’est que vous vous êtes cassé la gueule, et c’est justement la souffrance ou la crainte (c’est tout un évènement, tout un drame personnel et personne ne s’en est rendu compte mais vous vous êtes cassé la figure)… et il a fallu recommencer, recommencer et finalement ça a marché : c’était une victoire. Et bien j’aimerais expliquer aux enfants que la compréhension d’une équation, d’un
concept comme la gravitation, c’est la même victoire : on ne comprend pas, on ne comprend pas, on ne comprend pas et puis tout d’un coup on comprend. C’est ce qui arrive d’ailleurs avec l’écriture, les instituteurs disent cela « l’enfant ne sait pas lire, ne sait pas lire puis un jour il sait lire ». Comment il a fait, ça on ne sait pas très bien. Il a inventé une méthode à lui.
C’est vrai en permanence. Moi j’aime bien raconter une histoire qui m’est arrivée, à propos de concepts mathématiques un peu compliqués sur la notion d’infini. Au fond ce n’est pas tellement compliqué : quand on compte « 1, 2, 3, 4, 5, 6…1000 », quand est-ce que cela s’arrête ? Jamais, il y en a toujours un derrière. Je suis à 100 000 milliards et hop, ça peut continuer. Il y en a tellement qu’il y en a une infinité. Et on écrit l’infini avec un petit « 8 » allongé. Et puis un autre jour, c’était dans l’enseignement secondaire, on vous a dit « voilà un morceau de droite, et sur ce morceau de droite il y a des points ». Il y a combien de points ? Il suffit de les faire petits pour qu’il y en ait beaucoup ! Si petits,
si petits qu’on va en avoir une infinité. Et curieusement, voilà deux occasions de prononcer le mot infini, une fois à propos des nombres qui se suivent, une autre fois à propos des points sur une droite. Il a fallu attendre 1872 (c’est précis, hein !), donc il y a 130 ans, pour qu’un mathématicien démontre que le 2ème infini est beaucoup plus grand que le 1er. Ce n’est pas mal comme découverte, c’est un petit peu compliqué mais enfin… Moi je l’avais appris à Polytechnique, et je me suis aperçu 25 ans plus tard, à l’occasion d’un voyage, que je n’avais rien compris ! Et à ce moment là je me suis mis, ayant compris que je n’avais pas compris, je me suis mis à chercher à être intelligent et à comprendre d’abord que je
n’avais pas compris, et ensuite à finir par comprendre !
Il ne faut jamais avoir peur de se dire « je n’ai pas compris ». Celui qui dit « je n’ai pas compris » fait preuve de beaucoup d’intelligence puisque justement il a compris qu’il n’avait pas compris ! Et c’est ce qu’il y avait de plus difficile à comprendre… (Rires). Donc avec ces petits monologues là qui disent les vérités, on peut décoincer en particulier les jeunes qui se disent « je n’y arrive pas ! » :« Tu as raison, continues, tu finiras par comprendre tout d’un coup ! »
Un participant
Puisque vous nous avez invité à être non-conformiste, je vais l’être donc je ne dirais pas
« bonsoir M. le professeur » mais bonsoir tout court. Et puis le 2ème non conformisme c’est que je voudrais revenir un petit peu au fil directeur de votre propos initial, sur le fait qu’on peut tous être admiratifs de ce que nous sommes, de qui nous sommes, de l’autre, de notre espèce, etc. La question qui me vient est la suivante : puisque j’ai été séduit par ce que vous avez dit, peut-être est-on beaucoup à avoir été séduit par vos propos, comment notre humanité, notre espèce peut bouger dans le sens que vous évoquez ?
Et malheureusement la réponse, c’est « j’attends que les autres bougent ». C’est toujours la faute des autres, c’est la faute à Bush, c’est la faute à Sarko, c’est la faute à Alkaïda, c’est la faute à … enfin la suite on la connaît ! Et la vraie question c’est celle que l’on doit se poser nous : « demain c’est un jour nouveau, qu’est-ce que moi je fais ? »
Albert Jacquard
Il se trouve que ce matin, des petits camarades m’ont entraîné, m’ont obligé à faire quelque chose qui d’après moi va dans le bon sens, en obligeant un peu les français qui vont voir cela à la télé à réfléchir à la politique du logement des gens démunis. Est-ce que l’on croit ou pas au droit au logement ? On croit tous au droit de propriété : il ne faut pas que l’on me prenne ce qui m’appartient !
Mais est-ce que le droit au logement ne devrait pas être aussi sacré que le droit à la propriété ? Ces hommes, ces femmes et ces petits gamins qui entraient dans cet immeuble du ministère de la justice ; ils ont droit, parce qu’ils sont des êtres humains, à un toit. C’est écrit dans la loi depuis 1992, évidemment c’est encore récent et ce n’est pas passé dans les moeurs. Et bien en provoquant une prise de conscience, je crois que l’on est allé dans le bon sens.
C’est là ou l’information peut être utile. Que la télé nous ait montré des incendies de boulevard, etc. c’est utile, car on accepte difficilement que des gamins aient été grillés vifs en plein Paris, ce n’est pas acceptable ! La veille j’étais de passage dans un endroit vraiment ignoble où vivent encore quelques enfants, on va les en sortir, mais ce n’est pas normal qu’une société riche comme la notre laisse des enfants dans ces conditions là. Je crois qu’il y a tous les jours moyen de participer à ce que vous évoquiez, un tout petit pas dans la bonne direction.
Un participant
Nous sommes environ 150 dans la salle, demain chacun de nous fait quoi ?
Albert Jacquard
Ah ça, ça vous regarde ! (Rires). Ca regarde chacun. Je peux toujours vous dire : « venez à
Paris », mais ça sera peut être trop tard.
Une participante
Que pensez-vous d’une recherche qui est orientée vers la conquête de l’espace ?
Albert Jacquard
Quand tous les hommes sur la Terre seront nourris, chauffés l’hiver, etc. moi je suis près à
donner une partie des richesses que je possède pour aller voir la Lune, mais d’ici là, je crois que l’urgence, ce n’est pas d’aller voir la Lune. L’urgence c’est de s’occuper des êtres humains, si bien que je suis plutôt contre. (Applaudissements).
C’est beau d’aller dans la Lune, c’est un exploit extraordinaire, mais il ne faudrait pas que cela occulte les problèmes concernant la pauvreté en particulier.
Une participante
Pour prolonger la question du monsieur a propos de « comment allons nous faire demain» et sans vouloir être trop pessimiste, je voudrais savoir comment votre merveilleuse théorie de vie peut-elle survivre sans devenir utopique dans ce monde de profit ? Et comment peut-elle se développer avant que ce monde implose, du fait de la folie de nos… de nous tous ?! Sans vouloir être trop pessimiste, mais peut-être un petit peu réaliste…
Albert Jacquard
Moi je dirais que l’on a de la chance d’être dans un monde imparfait, ça nous donne de la force pour essayer de le changer. Il se trouve que le prochain bouquin que je suis en train d’écrire c’est justement pour décrire mon utopie. L’utopie n’est pas quelque chose d’irréalisable ou de farfelu, mais une réalisation possible et qui n’a pas encore été tentée.
Or, essayer que les 7 ou 8 milliards d’hommes qui seront là dans un siècle ait une vie
raisonnablement correcte, c’est possible. Ca ne dépend que de nous. Ca ne dépend pas de nous qu’il y ait des tremblements de terre ou des tsunamis, on fait avec, la nature fait n’importe quoi. Mais nous, nous sommes responsables de ce que nous faisons. Et par conséquent il faut le dire aux enfants, dire :« l’Humanité dans laquelle vous vivrez n’existe pas, nous allons la construire ».
Alors on peut la construire à partir d’idées simples au départ : « est-ce que oui ou non, la
rencontre avec l’autre doit aboutir à une compétition ou à une émulation ? ». Voilà une question qu’il faut poser dès le départ : « qu’est-ce que tu gagnes à l’emporter sur l’autre ? ». Ca donne un plaisir immédiat puis finalement, tu es écoeuré. Par contre, avec l’absence de compétition, tu peux échanger.
Peu à peu, on en revient à la phrase que vous disiez tout à l’heure, on leur fera comprendre que s’ils vont en classe, ce n’est pas pour apprendre la géographie ou les mathématiques mais pour rencontrer les autres. A quoi ça sert d’apprendre à lire ? Ce n’est pas drôle d’apprendre à lire, c’est fatiguant. Mais ça sert à rencontrer ceux qui ont écrit. Et on peut rencontrer le père Goriot, ou le curé de Tours, on les rencontre dans des livres, et c’est une rencontre inoubliable. Pourquoi apprendre de la géographie : pour avoir un contact avec le petit gamin qui vient d’ailleurs. Pourquoi apprendre des mathématiques (j’aime bien donner la réponse) : parce que les mathématiques sont un sujet de conversation (rires), et
d’abord un sujet de conversation ! Bien que, finalement, quelle que soit la matière que l’on apprend à l’école, la finalité c’est la rencontre. Et si ça ne marche pas, c’est de notre faute !
Un participant
Nous vivons dans une société qui est régie avant tout par le système pyramidal de prédation, c’est propre à l’Homme malheureusement : « l’homme est un loup pour l’homme », c’est bien connu !
Nos partis politiques fonctionnent de cette façon : c’est le plus fort qui va arriver en haut de la pyramide. Et quand je dis « plus fort » il y a une connotation péjorative, le plus fort étant certainement le plus tordu… De tous ces partis politiques, il va y avoir un « super élu », qui va arriver à des fonctions nationales ou mêmes internationales.
Ce qui me fait peur c’est que l’homme a toujours été régit par ces lois. Est-ce que vous pensez qu’un jour on pourra échapper à cette inertie dramatique et qui fait vraiment du mal à l’homme ? Est-ce que vous pensez qu’il va y avoir une énergie qui peut se mobiliser, pour essayer d’inverser cette tendance de prédation qui est là et qui est opérante depuis des siècles ?
Albert Jacquard
Il faut bien organiser les sociétés. Le problème que vous posez c’est celui qu’évoque Paul Valery quand il dit que dans une société, il faut trouver un équilibre entre l’ordre et le désordre. Et nous sommes dans une société qui privilégie à mon avis beaucoup trop l’ordre. Bien sûr qu’il y a un besoin d’ordre, il ne faut pas que tout soit complètement en désordre. Mais quand il y a trop d’ordre on aboutit à la sclérose, à l’inertie comme vous le disiez. Donc il faut insuffler un petit peu de désordre, dans une société qui est pour l’ordre abusivement, je crois qu’il est bon que certains se mettent du côté du désordre. C’est ce que j’ai fait ce matin, ce que je pourrais peut-être refaire demain.
Mais si tout le monde était du côté du désordre, je changerais de camp et je me mettrais du côté de l’ordre, parce que c’est un équilibre. Une société n’est pas quelque chose de figé, il ne faut pas croire qu’un jour on aura atteint le paradis terrestre, il sera toujours à construire. Parce que ce sera toujours des gens nouveaux, où chacun d’entre nous est à construire, en liaison avec les autres. Mais effectivement, il n’y a pas de solution parfaite. Pour l’instant ça va plutôt mal.
Une participante
Bonsoir, je suis d’accord avec votre philosophie, mais j’ai un peu tendance à qualifier votre
discours d’angélique, alors je voudrais savoir si vous êtes vraiment angélique, ou si c’est une stratégie pour arriver à faire triompher cette philosophie ?
Albert Jacquard
Il faut être angélique ou diabolique, il faut choisir ! Je n’ai pas envie d’être diabolique… mais ce n’est pas un discours qui fait référence aux anges, c’est un discours qui essaie d’être lucide. Le début de mon discours c’était un essai de lucidité sur ce qu’est l’être humain. Bien sûr je suis un animal, bien sûr je suis un objet, mais qu’est-ce que j’ai de particulier ? Je crois que c’est être lucide que de dire « nous sommes capables d’être plus que nous-mêmes. C’est fabuleux ça ! Ce n’est pas de l’angélisme que de constater que je suis plus qu’Albert Jacquard, parce que j’ai rencontré les autres. Grâce aux autres je suis
quelqu’un de merveilleux. Ce n’est pas de l’angélisme ça.
Alors qu’est-ce que je peux en faire ? Je peux en faire n’importe quoi ! C’est pourquoi la lecture de tout à l’heure était importante, je peux en faire ce qu’en ont fait les nazis. Ils ont utilisé leur puissance, leur capacité d’intelligence à faire ce que vous savez. Ils ont été au fond les serviteurs du diable. Mais je n’aime pas trop faire ces références étranges. Par conséquent, je suis libre de faire le bien ou le mal, je dois admettre que tout être humain fait partie de ma famille humaine, mais à l’intérieur bien sûr, je sais bien qu’il n’y a pas que des actes angéliques. Je suis moi-même capable d’acte diabolique, il faut que je le sache et c’est ça qu’il faut que j’enseigne aux enfants. Il y aura des choix à faire, mais il faut essayer de ne pas oublier quelle est la finalité à chaque fois.
Une participante
Bonsoir professeur, j’ai une question à vous poser : on a un corps humain, on a un cerveau… et j’ai une petite fille qui a 4 ans et ne parle pas beaucoup. C’est dû à quoi, vu que l’on a de la mémoire ?
Albert Jacquard
Je ne suis pas médecin, je ne suis pas psychologue. Mais je sais qu’à 5 ans je crois, Einstein ne parlait pas et cela c’est bien arrangé par la suite ! Il ne faut pas trop penser que c’est une course de vitesse : la construction de la personne humaine est longue, elle passe par des étapes qui sont parfois surprenantes. Il n’y a pas de raisons de s’inquiéter trop vite, 4 ans c’est vraiment petit. Mais encore une fois, je ne suis pas médecin !
Anne Vinerier :
Nous allons terminer ici, je crois qu’Albert Jacquard nous a renvoyé à notre responsabilité,
beaucoup d’interrogations ont été soulevées lors de la soirée, nous pouvons tous y faire quelque chose.
Merci à vous Albert Jacquard, merci pour votre utopie !