2 juillet 2013

Opération réussie pour cette journée de réflexion autour de « Ces enfants empêchés de penser[1] » : près de 180 personnes y ont participé.

Comment des enfants intelligents peuvent-ils ne pas entrer dans les apprentissages et s’empêcher de penser ? Comment les enseignants peuvent-ils les aider à se construire les compétences nécessaires à tout apprentissage et prévenir ainsi le décrochage scolaire ?

La journée était organisée en deux temps :

Le matin : échanges de pratiques autour du « nourrissage culturel » et des pistes pédagogiques préconisées par Serge BOIMARE.

Préparée pour un groupe restreint (une trentaine de personnes) cette séquence a réuni des personnels de l’éducation exerçant sur différents champs : enseignants du premier et du second degré, enseignants ITEP, IEN, équipe de direction de collège, CPE, documentalistes, animatrices de l’association LIVRE PASSERELLE.

Serge BOIMARE a tout d’abord présenté les hypothèses de travail sur lesquelles il fonde sa réflexion. 15% des élèves n’accèdent pas à la maîtrise de savoirs fondamentaux tels que la compréhension d’un texte simple ou le sens des opérations. Il fait l’hypothèse que ces enfants, dont on ne peut pas nier l’intelligence, inventent des moyens pour figer leur processus de pensée afin d’échapper aux inquiétudes et aux frustrations que provoquent chez eux l’apprentissage [2] . Ils tentent ainsi d’éviter de se confronter à l’idée de manque ou d’insuffisance lors d’exercices scolaires : « au lieu de faire des essais et de risquer l’erreur, ils préfèrent sacrifier le tout, y compris ce qui est déjà maîtrisé, pour ne pas faire face à l’inconnu ».  On justifie souvent leurs difficultés scolaires par une insuffisance de compétences instrumentales (attention, concentration, mémoire…) puis un manque de bases qui s’aggrave d’année en année. Énumération à laquelle on peut ajouter le manque de motivation ou de goût pour le travail intellectuel. Et toutes les remédiations proposées sur « l’apprendre à apprendre » ou l’aide personnalisée restent sans effet. En effet, ces jeunes ont restructuré leur monde interne, en développant des stratégies anti-apprentissage variées : bouger et faire du bruit, dormir, se fabriquer une carapace de certitudes, refuser la règle, associer vite pour ne pas réfléchir.  Cet échec rencontré tout au long de la scolarité laisse des traces : auto-dévalorisation et perte de confiance envers les adultes.

Dans un environnement où tout et tous pointent en premier lieu les insuffisances et non les points d’appui, comment faire évoluer cette situation et redonner à ces élèves un minimum de confiance pour s’engager à nouveau dans une démarche intellectuelle ? Pour les réconcilier avec eux-mêmes et avec l’apprentissage, Serge BOIMARE propose trois voies complémentaires qui peuvent facilement être transposées dans la classe :

– lecture oralisée de textes fondateurs (contes, mythes, épopées, fables…) pour permettre à chacun de mettre des mots et des images sur les inquiétudes qui l’agite.

– un temps de discussion et de débat sur ce qui vient d’être lu pour que chacun puisse confronter son point de vue à celui de l’autre

– une mise en mots individuelle par la rédaction d’un écrit pour reprendre une question ayant émergé du débat.

1 – L’expérience de l’association LIVRE PASSERELLE : Un « nourrissage culturel » en amont, hors et aux abords de l’école.

On a vu précédemment l’importance « du nourrissage culturel » et ce, dès le plus jeune âge. C’est le but poursuivi de l’Association LIVRE PASSERELLE. Après des années de terrain et de pratique à sonder combien l’illettrisme marginalise et enferme ceux qui le subissent, LIVRE PASSERELLE offre un regard, un geste, une histoire, un conte, une parole, un livre, un rire… dans des lieux variés et avec des publics différents.  Par la lecture à voix haute d’albums de littérature dite pour la jeunesse, l’association crée des espaces où circulent la parole, l’écoute, la réflexion et le plaisir. Depuis 1998, chaque animatrice sillonne le département d’Indre-et-Loire avec une valise de livres, et s’installe dans différents lieux où la littérature n’est pas a priori invitée. Ces lieux inhabituels à PMI, centre médico-social, bibliothèques, sortie d’écoles… – permettent des rencontres informelles avec les familles d’un territoire, pendant lesquelles se nouent la confiance et la conscience de chacun envers l’autre.

Grâce à un outil (la littérature jeunesse) qui fait quotidiennement les preuves de son intelligence et de son adaptation, LIVRE PASSERELLE souhaite :

– Encourager une approche globale des individus (enfants, adolescents, adultes) au sein de leur environnement (familial, scolaire, professionnel, géographique).

– Renforcer les pratiques partenariales en dépassant les cloisonnements professionnels.

– Utiliser les ressources d’une production éditoriale jeunesse, précisément sélectionnée, au service de la création culturelle, du lien social et de l’animation.

– Encourager le développement de pratiques culturelles autour du livre au sein des familles et lutter ainsi contre l’illettrisme.

Certaine que « La fréquentation précoce des livres offre à l’enfant des modèles et des références […] qui l’aident à comprendre le monde et à en surmonter les difficultés… »[3]

 2 – L’expérience de l’équipe du collège Verlaine de Lille : Un nourrissage culturel pour renforcer les apprentissages.

Quelques équipes d’établissement ont testé les pistes pédagogiques proposées par Serge BOIMARE ; c’est le cas de ce collège ECLAIR de Lille. Cette expérimentation s’inscrit dans l’objectif 1 du projet d’établissement : « renforcer les apprentissages ». En 2009, l’équipe enseignante fait le constat que les différentes aides aux élèves en difficulté (entraîner, donner des méthodes, mettre en confiance, travail en petits groupes, reprendre les bases…)  ont peu d’effet sur une frange non négligeable d’entre eux. Assistant à une conférence de Serge BOIMARE, ils repèrent les mécanismes menant à l’évitement de pensée déjà observé chez leurs élèves confortant ainsi leur analyse de départ. Ils décident donc de travailler avec ces « intouchables » (ceux sur lesquelles les « aides » traditionnelles sont sans effet) en s’appuyant sur le protocole proposé. Il s’agit de partir de thèmes forts dont les textes fondateurs sont porteurs pour aider à mettre de l’universel et du général dans ce qui est individuel et catégoriel.

De quelle façon ?

1 à Intéresser les élèves en revenant aux sources de la curiosité primaire en s’appuyant sur du « culturel » (contes, mythes…) avec utilisation de métaphores plutôt que sur la vie du quartier ou de l’actualité relatée par les élèves.

2 à Nourrir et alimenter l’imaginaire, en apportant un vrai contenu à partir de textes fondateurs.

3 à Encourager, favoriser l’expression personnelle par la parole en passant d’un langage d’évocation à un langage d’argumentation.

4 à Créer de l’énigme, de l’interrogation en faisant advenir « la question », celle qui permet de sortir des angoisses archaïques ou des centres d’intérêt primaires.

5 à Créer un dynamique collective dans l’appropriation d’un patrimoine culturel où chacun trouve sa place et se construit un monde interne sécurisé.

Le dispositif :

Le niveau de classe ciblé est une classe de sixième. Une fois par semaine, en classe entière, un adulte lit un texte fondateur (durée 5 à 10 minutes). A l’issue de cette lecture, les élèves reformulent ce qu’ils ont compris du texte. Puis, une question ouverte est posée aux élèves et mise en débat. Débat géré par l’adulte dont l’objectif est d’aider chacun à approfondir sa pensée et de développer sa maîtrise de l’argumentation. Un adulte observateur est présent afin de permettre une analyse ultérieure de l’animation de la séance.

Au départ, la mise en œuvre a été difficile même si l’effectif du groupe était de 11 élèves car cette nouvelle forme de travail a généré des angoisses et une grande instabilité chez les plus faibles : violence verbales, rapports conflictuels avec les adultes encadrant l’action. Malgré tout, l’équipe a tenu bon et progressivement les choses se sont mises en place.

Les textes lus :

La première année, la lecture de textes s’est appuyée sur le livre « Feuilleton d’Hermès», puis des extraits de « l’Odyssée » sur proposition des élèves. La seconde année, l’« Épopée de Gigamesh » a semblé intéresser davantage les élèves ; mais peut-être la disposition en cercle a-t-elle favorisé les échanges en améliorant la concentration et l’écoute ?

Travail et réflexion collective des enseignants autour de ces séances :

Les textes, la ou les questions-débat ont été choisis collectivement avant chaque lecture, les emplois du temps des intervenants en laissant la possibilité (heure libre commune). Parfois, les réactions des élèves suite à la lecture d’un extrait orientaient vers une autre direction pour le débat. En favorisant les pôles d’intérêt émergeant, l’équipe a souhaité, tout en anticipant les débats, que soit privilégiée l’accession par les élèves à la démarche permettant la sublimation de la pensée pour passer du « personnel » à l’universel.

En guise de bilan, l’équipe souligne le défi posé par la mise en œuvre de cette action, sa poursuite. La première difficulté a été de lever les résistances multiples des élèves : « Pourquoi nous ? Pourquoi nous lire des histoires ? C’est pas de l’école… ». La difficulté des élèves à s’exprimer et faire des phrases ayant un sens, les moqueries, sont autant d’éléments à travailler pour que le cadre s’installe réellement. Les représentations des élèves  sur le statut des enseignants influent également sur les relations entre l’adulte lecteur et les jeunes auditeurs : quelle légitimité du professeur de mathématiques pour lire et travailler sur un texte ?

Il est difficile d’évaluer l’impact de ces séances sur les résultats scolaires des élèves, cependant en fin d’année scolaire, l’équipe note que les élèves entrent plus rapidement dans l’activité, posent volontiers des questions sur le texte qui va être lu, acceptent de prendre la parole pour donner leur avis améliorant la structure de leurs phrases, reprennent les histoires « lues » sans trop d’erreurs. L’écoute mutuelle s’est améliorée. Une enseignante de lettres ayant cette classe l’année suivante note chez ces élèves une capacité à argumenter qu’elle ne retrouve pas dans une autre classe de 5ème.

L’échange qui a suivi ces deux présentations a porté sur les éléments d’évaluation à mettre en œuvre pour que l’élève puisse suivre sa progression, la fréquence de ces séances, la nature des textes à lire, les conditions de mise en œuvre en collège. Il apparaît que cette  lecture de textes fondateurs permet aux enfants de (re)prendre le contrôle de leur espace intérieur. Mais pour qu’ils puissent associer des images aux mots et exercer leur pensée, il est important de passer d’abord par une lecture oralisée de l’adulte. Car tous les enfants n’ont pas eu la chance d’être en contact avec le patrimoine culturel sur lequel les savoirs scolaires s’appuient. Le « Tous capables ! » du GFEN passe par la pratique de ces deux outils que sont la culture et le langage pour permettre à tous de réussir.

L’après-midi : Conférence « Ces enfants empêchés de penser » 

Devant un auditoire très fourni (près de 180 personnes), une animatrice du LIVRE PASSERELLE lit un album jeunesse « C’est écrit là-haut » introduisant le débat : Le nourrissage culturel dont parle Serge BOIMARE peut-il s’appuyer sur les albums jeunesse ? Question à laquelle Serge BOIMARE promet de répondre ultérieurement.

Après avoir décrit le parcours professionnel qui l’a mené à cette réflexion, Serge BOIMARE a tout d’abord listé les signes annonciateurs du décrochage scolaire : dévalorisation de l’image de soi, relais passé au corps (douleurs psychosomatiques, agitation, instabilité ou atonie…).  Ne pouvant s’appuyer sur leur pensée, les élèves en difficultés vont soit se réfugier dans le conformisme de pensée en refusant de quitter les chemins connus, soit en recourant à l’association immédiate, proposant une réponse à la question avant même qu’elle soit posée. Ces élèves sont alors incapables d’une parole argumentée ce qui les mène à un mode de communication primaire. Leur inquiétude est tellement envahissante qu’elle parasite leur fonctionnement intellectuel.

Serge BOIMARE propose des pistes pédagogiques pour travailler contre cet empêchement de penser. Rien de révolutionnaire, assure-t-il, puisqu’au niveau des contenus et de la méthode, la démarche proposée s’inscrit dans le cadre des programmes officiels. Il s’agit de mettre en place un nourrissage culturel intensif et quotidien par la lecture de textes  fondateurs (contes, mythes, épopées, fables…) autour de trois axes : écouter, parler écrire. A partir de la lecture faite par l’adulte (15 à 20 min chaque jour), un temps d’échange est organisé pour que chacun se représente l’action et confronte sa compréhension du texte à celle des autres. Il s’agit d’enrichir et sécuriser les représentations en les inscrivant dans une histoire commune. Cette phase est suivie d’une mise à l’écrit de quelques lignes  sur une idée ayant émergé du débat. A titre d’exemple, l’orateur cite l’interrogation d’un groupe d’élèves à l’issue de la lecture de « La belle au bois dormant » : Vaut-il mieux dormir cent ans ou mourir tout de suite ? Question existentielle qui n’attend pas de réponse mais permet à chacun de s’exercer à l’argumentation et à trouver des exemples pour faire valoir son point de vue. La durée d’une séance est d’environ une heure.

Pour porter ses fruits, cette pratique doit s’inscrire dans la durée (deux années minimum), mais mieux vaut peu que rien. L’important est de relier les savoirs à cet apport culturel que ce soit sur le champ de la littérature, des mathématiques, des sciences, de l’histoire… A titre d’exemple les romans de Jules Verne sont des supports intéressants car les héros traversent des aventures scientifiques, ethnologiques et humaines extra-ordinaires. Les connaissances construites au cours de ces voyages initiatiques permettent de métaphoriser les peurs et les craintes que chacun rencontre au cours de son développement et mettre ainsi à distance ce qui fait empêchement à penser.

Et si la mise en œuvre, notamment en collège, peut poser quelques problèmes d’organisation, c’est surtout la volonté et l’impulsion donnée par quelques convaincus qui initient l’expérimentation, permettant une approche collective des questions essentielles sur le métier. Il faut prévoir des temps de réflexion pour que les équipes puissent échanger sur les observations faites en classe, profiter de l’expérience des autres ou prendre de la distance avec les conflits ordinaires. Il faut avoir conscience que les inquiétudes surgissent dans les premiers mois d’une expérimentation, et c’est légitime.

« Jamais une formation, aussi brillante soit-elle, ne remplacera les bienfaits de la co-réflexion entre professeurs  pour améliorer l’efficacité de leurs actions (…) et il est souhaitable que cette co-réflexion soit animée par une  personne extérieure au groupe, afin d’atténuer les rivalités et les positions excessives« …

Et à ceux qui penseraient qu’en mettant en œuvre cette pratique du « nourrissage culturel », « les meilleurs vont s’ennuyer », Serge BOIMARE rétorque qu’il ne s’agit pas d’abaisser le seuil des exigences : cet entrainement à l’argumentation stimulera leur intérêt et leur participation pour les hisser vers l’excellence. Ne remettons pas en cause l’existence de la classe hétérogène : « C’est sur elle que repose l’espoir de remonter le niveau de notre école. »

Mais revenons à la question sur le « nourrissage culturel » à partir des albums jeunesse ?

Pour Serge BOIMARE, le texte-support doit  avoir 4 caractéristiques :
– une distance  avec le quotidien, un temps et un espace plus lointain,
– une proximité de vocabulaire,
– un point d’identification tout en étant à distance avec la vie actuelle,
– un fil dans l’histoire qui permet de l’universaliser, une métaphore qui renverra à des notions universelles.

On ne retrouve pas toujours cela dans les albums dits de jeunesse. A propos des illustrations, il propose de ne les donner que dans un deuxième temps afin d’encourager les enfants à se faire une image personnelle de ce qui est entendu.

La journée s’est terminée par une invitation du GFEN37 aux personnes présentes de participer aux groupes de réflexion de l’association, temps d’échange autour de questions vives du métier alliant pratiques pédagogiques et étayage théorique.

Jacqueline BONNARD

[1] En référence à l’ouvrage de Serge Boimare , édition Dunod

[2] Serge BOIMARE, « l’enfant et la peur d’apprendre », édition Dunod

[3] Marie-Aude Murail, auteur de nombreux livres àjeunesse